À la Renaissance, les lieux asiatiques continuent d’être désignés par la nomenclature héritée du Devisement du monde de Marco Polo. Le plus souvent, le souvenir de ce texte n’est pas seulement visible grâce à quelques toponymes, mais ressurgit à travers les descriptions de ces espaces lointains. Pour mesurer l’influence de ce récit sur l’image de l’Asie au XVIe siècle, une ville offre un exemple éclairant : Quinsay, la cité du Ciel. Décrite par le voyageur comme la plus grande du monde, elle marque les esprits de la Renaissance par sa topographie particulière, par ses douze mille ponts qui quadrillent l’espace de manière hyperbolique. Lointaine jumelle de Venise, cette cité lacustre connaît une grande fortune dans les lettres françaises puisqu’elle apparaît sous la plume d’auteurs aussi variés que Belleforest, Du Bartas, ou Paré. Les raisons de ce succès méritent d’être interrogées : est-ce lié à sa topographie inconcevable ? à sa position géographique qui la place aux confins du globe ? à la signification de son nom qui rapproche cette « cité du Ciel » d’un Paradis terrestre à rechercher en Orient ? En parallèle, la présence répétée de cette ville dans des textes apparemment étrangers à toute considération sur l’Asie invite à l’envisager comme un lieu commun symbolisant l’extrémité et l’altérité orientales. Dès lors, devenant progressivement un topos asiatique, la réalité de Quinsay intéresse-t-elle encore les lecteurs et peuvent-ils distinguer le témoignage de la représentation imagée ? Dans le cadre d’une réflexion sur les lieux réels et les lieux rêvés à la Renaissance, cet espace se place à la croisée de ces pôles. Ville réelle, elle n’en est pas moins effacée derrière ses douze mille ponts qui la rendent irreprésentable. Cette double dimension permet d’envisager les notions de « réalité » et d’« imaginaire » des lieux pour examiner leur porosité.